"il faut faire confiance à la justice"
Elodie tuaillon-hibon
Résumé
enfant, il suffisait qu’on me dise « il faut souffrir pour
être belle » ou « il faut goûter pour savoir si on aime » pour que je préfère
encore être moche et perde toute envie de toucher à mon assiette. alors « il
faut faire confiance à la justice »… pensez ! pourtant, peut-être parce
que j’avais envie de croire en elle, je suis devenue avocate. et aujourd’hui,
je me demande à quelle catégorie sociale protégée, à quel corps bienheureux il
faut appartenir pour pouvoir dire, en matière de violences sexuelles, « moi, je
fais confiance à la justice ».
comment faire confiance à une justice qui commence presque
systématiquement par mettre en doute la parole des plaignantes ? depuis #metoo,
les plaintes pour viol sont passées du simple au double. on estime que 94 %
d’entre elles sont classées sans suite. que 65 % des victimes de féminicide
avaient saisi les forces de l’ordre ou la justice. et que la vaste majorité des
enfants ayant rapporté des violences sexuelles sont laissés sans protection.
le parcours judiciaire est semé d’embûches pour les victimes
que j’accompagne. et quand je dis « embûches », j’euphémise, probablement
pour me tenir à distance des innombrables maux que suscitent ces procédures.
découragement, lassitude, épuisement, victimisation secondaire, réactivation
des traumatismes, colère, rage, incompréhension, désespoir, dépression,
sidération… jusqu’à la mort, parfois. dans les cas où justice est rendue, on
n’hésitera pas à crier à la moralisation de la société, aux hommes qui ne pourront
bientôt plus prendre un ascenseur avec une femme, aux féministes qui vont trop
loin et aux avocates féministes qui veulent piétiner la présomption
d’innocence. le reste du temps, la petite phrase « il faut faire confiance
à la justice », comme une ritournelle, continue de faire le tour de france
des propos de comptoir.
il faut bien s’efforcer, pourtant, de construire cette confiance en la justice. parce que c’est elle qui pourra permettre de modifier durablement la loi d’airain de la domination masculine. nous qui avançons dans notre fragilité extrême, qui tentons de déconstruire pour reconstruire, nous n’avons pas que nos larmes ou nos hurlements, contrairement à ce que l’on entend. nous avons aussi des choses à apprendre aux personnes qui pensent aujourd’hui ne pas nous ressembler, qui sont écœurées quand elles entendent le mot « victime ». nous avons beaucoup de force et de ressource. et nous avons notre humanité.
(permis de déconstruire n02. sticker et emballage cadeau inclus.)
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